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vendredi 20 janvier 2012

Contes brefs (18) : Une forme de vanité




   Dans la commune de Saint-Pierre, il y a une rue qui porte le nom d'Ernest Businard. Chaque année des centaines de personnes écrivent ce nom sur une enveloppe. Certains se posent parfois la question : — Qui était ce Businard ? Un écrivain régional, un grand résistant, un inventeur méconnu ?
   Pas du tout. Ernest Businard était  commerçant. Il avait repris  au début des années 60 la quincaillerie de ses parents, un magasin que la famille possédait depuis trois générations. 

  Ernest Businard n'avait jamais fait parler de lui. C'était un homme de petite taille, légèrement bedonnant. Son visage joufflu lui donnait un air plutôt sympathique. Il avait un nez épaté que  de fines lunettes rendaient encore plus court. À près de soixante ans, le quincaillier paraissait encore jeune. Complexé par une calvitie survenue à la trentaine, il avait choisi de la cacher en portant une perruque. Ernest était célibataire. Sa mère et une vieille tante lui tenaient compagnie.

   Un soir d’hiver, au début de l’année 1975, il se retrouva seul dans sa vaste maison. Sa mère venait d’être hospitalisée et sa tante passait quelques jours chez sa fille. Ernest Businard n’avait pas le moral. Il n’arrivait pas à se concentrer sur le livre qu’il venait d’entamer. Des idées noires lui traversaient l’esprit : il venait de prendre conscience qu’il n’aurait pas de descendance et que le nom qu’il portait était condamné à disparaître.
   Pendant des semaines, cette idée le hanta. Il imagina différents moyens de laisser une trace après sa mort ; certains lui semblaient irréalistes car il n’avait pas le talent nécessaire, d’autres lui paraissaient dangereux et ne correspondaient pas à son caractère. Et puis un jour il eut une idée toute simple :
— Si je devenais maire de Saint-Pierre ? se dit-il. Dans beaucoup de communes, des rues, des places, des salles, portent le nom d’un ancien maire. Moi aussi je pourrais avoir le mien sur une plaque de  la rue principale.
Businard n’avait jamais fait connaître ses idées politiques. Dans un petit village, c’est plutôt une bonne chose, pensait-il.

   Aux élections qui suivirent, le maire sortant, un agriculteur octogénaire, ne se représenta pas. Ernest Businard conduisit une liste intitulée « Pour l’avenir de Saint-Pierre ». Il avait en face de lui une liste menée par l’instituteur, un homme qui ne cachait pas des idées " très à gauche". Businard l’emporta largement.

   Il exerça ainsi trois mandats consécutifs. Le quatrième s’interrompit brutalement, à la suite d’un accident qui lui fut fatal.
Quelques mois auparavant, il avait fait savoir à son premier adjoint que son vœu le plus cher était de voir son nom inscrit sur la salle de sports et sur la rue principale de la commune.
Quelques mois après sa disparition, ce vœu  a été exaucé.

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